Rendre visible mon engagement pour la libération - Partie #2
Dans la première partie de cet article, j'ai exploré les choix qui se sont comme imposés à moi pour répondre à l'appel de la « libération » et de la nonviolence. Ici, je veux approfondir ce que je comprends des racines de l'oppression, et du coup, de quoi nous devons nous libérer.
Cet article a été difficile à écrire - comme le précédent - car j'essaie d'articuler des idées qui ne sont pas monnaie courante. Lors de conversations, j’observe qu’elles ont souvent du mal à passer.
Lorsque la nécessité d’une libération individuelle et collective est évoquée, la question des origines de la violence prend rapidement le devant de la scène. Bien sûr cela amène immédiatement à la question aussi vivement débattue de ce qu’est la nature humaine. Malgré ces difficultés, j’écris à ce sujet car cela va m’aider à libérer ma parole en la matière et j’aime bien essayer de trouver une façon de converser sur ces sujets sans provoquer un rebus immédiat.
Je suis continuellement étonnée de voir à quel point une vision systémique est rarement appliquée à notre analyse des problèmes. C’est le cas mêmes dans des contextes où il y a manifestement des schémas de comportement très préoccupants et destructeurs. On en vient presqu’à les penser comme inéluctable mais on les analyse toujours pour moi de façon trop superficielle. La répétition de la guerre au cours des millénaires est un exemple qui me vient en tête. L'inceste est un autre…. J'ai écouté récemment une excellente série de podcasts à ce sujet. Je suis très préoccupée par la violence sexuelle en général, mais quand elle touche les enfants et au sein même des familles, son existence devient encore plus insoutenable.
Cette série de podcast est déchirante. L'emprise du silence entourant l’inceste et l'inadéquation totale des structures sociétales pour répondre au problème sont posent des questions immensees. Ce qui rend ce podcast précieux, c'est qu'il va au-delà des histoires personnelles et touche à des dimensions plus larges telles que l'influence du mouvement masculiniste sur la formation de l'opinion publique et l'échec de notre système judiciaire à faire face à la situation. Il utilise également des termes tels que « l'inceste comme domination » et mentionne même la culture patriarcale comme perpétuant le problème. On y trouve même l'appellation de « patriarches » donnée aux hommes qui commettent ces actes.
J’étais particulièrement intéressée par les passages explorant plus en profondeur la culture patriarcale, de quoi il s'agit, pourquoi elle est si répandue. Et pourquoi l'inceste, en tant que manifestation de celle-ci, est connecté de facto à toutes les autres formes de violence. Voici une approche systémique: l’inceste n’est pas une souffrance individuelle ou familiale. Il fait partie d’un tout, d’un “système”.
Un autre exemple dont je suis proche est le changement climatique. Il n'y a pas un jour où ce thème n’est pas mentionné dans les médias. Pourtant, je n’ai jamais entendu qui que ce soit émettre l’hypothèse que le changement climatique est peut-être le résultat d'un phénomène beaucoup plus profond que la quantité d'émissions de CO2 créées par l'activité humaine et le consumérisme. Se pourrait-il qu’en soubassement de tous les problèmes gigantesques auxquels l’humanité fait face, y compris bien sûr la crise climatique, nous avons les conséquences inévitables d'un “système d’exploitation’ que personne ne sait nommer.
Enfin, n'est-il pas étonnant que, bien que la réalité de l'oppression et de la violence soit omniprésente et largement évoquée - ou du moins « dénoncée » - le concept et la pratique de libération selon les termes d'Erika Sherover-Marcuse (voir partie n°1), n’est jamais mentionnée dans l’espace public - même chez les intellectuels.
Je suis convaincue qu'essayer de mettre en mots la réalité d’un système qui régit, sans que nous en soyons vraiment conscients, une grande partie de notre fonctionnement humain (tant au niveau individuel que collectif) est une tâche fondamentale. Je vois ce ‘système’ comme étant fait de règles (ce qui est acceptable ou non acceptable dans toute société humaine) et d’un mode de pensées très particulier qui met en avant des valeurs tels que l'obéissance, le devoir, l'héroïsme, l’individualisme, l’autonomie et bien d’autres. Ce système est aussi alimenté par une certaine conception de la nature humaine qui justifie la violence comme phénomène ‘naturel’ et qui ne suppose pas que certaines stratégies développées au cours des millénaires comme la guerre ou le développement du système capitaliste puissent avoir des alternatives. C’est comme si on les prenait comme inévitables car “c’est ainsi que nous sommes faits, nous humains”.
Comme mentionné plus haut, l'un des principaux obstacles au fait de nommer ce système et en rendre visible les manifestations, est de comprendre ce à quoi nous avons affaire. Là non plus, la tâche n’est pas facile.
Les écrivaines féministes et surtout éco-féministes ont eu l’audace de nommer le patriarcat comme étant à l'origine de nombre des « ismes » auxquels nous sommes confrontés : sexisme et masculinisme bien sûr, mais aussi, racisme, capitalisme, militarisme, classisme (oppression des classes) et colonialisme.
Relier l'oppression des femmes et des enfants, à la destruction de la terre et mettre à jour un système d'oppression sous-jacent, est la clé de leur engagement militant. Récemment, j'ai entendu V. (anciennement Eve Ensler), dramaturge et auteure des célèbres « Monologues du Vagin », parler de « patriarcat catastrophe ». C'était encore une fois dans le contexte des violences conjugales et leur augmentation pendant la pandémie. Dans son esprit, il ne fait aucun doute que le patriarcat est lié à toutes les autres formes de violence, y compris bien sûr la destruction de la planète. C'est rare et précieux d'entendre cela d’une femme qui est connue dans l’espace publique.
Marshall Rosenberg, fondateur de la Communication Nonviolente (CNV) est pour moi une source d’inspiration. Cet homme était un visionnaire. Il a relié notre situation humaine à l'existence de « structures de domination », alimentées par des récits spécifiques sur la nature humaine, intériorisées par la socialisation (d'où sa passion pour la transformation du système éducatif) et conduisant à des comportements individuels, collectifs et institutionnels néfastes. Sa pensée a été façonnée par un certain nombre de penseurs radicaux, dont le théologien Walter Wink, auteur de « The Power that Be », et Riane Eisler, historienne de la culture et auteure du livre fondateur « The Calice and the Blade » sur les origines du patriarcat. Ensuite, j'ai découvert les écrits de Miki Kashtan qui formule une synthèse selon lesquels le patriarcat est probablement né d'une série d'événements catastrophes et traumatisants (climatiques et autres) conduisant à des sécheresses et famines, et amenant les tribus des premiers humains à se tourner vers la conquête de territoires fertiles et la domination violente de ses habitants comme stratégies de dernier recours pour leur survie. Ses écrits abordent cette hypothèse en profondeur. En en mot, elle émet l’hypothèse que les humains ont commencé à tuer en masse, non pas parce que cet instinct est inscrit dans leur ADN mais parce que poussés à bout et traumatisés.
Il existe maintenant de nombreuses preuves en particulier archéologiques et anthropologiques qui permettent aux chercheurs dans le domaine des études matriarcales d’affirmer que les premières sociétés humaines étaient en grande partie stables, pacifiques et égalitaires. Ce n'est qu'après l'apparition du patriarcat et sa propagation dans la « Vieille Europe » que des restes de fosses communes, de fortifications et d'armes ont commencé à apparaître. Humberto Maturana et Gerda Verden-Zoller dans « The Origin of Humanness in the Biology of Love » vont encore plus loin en affirmant « que les êtres humains appartiennent à une histoire évolutive dans laquelle la vie quotidienne était basée sur la coopération et non sur la domination et la soumission... et dans laquelle, l'émotion ou l'humeur de base était l'amour et non la compétition et l'agressivité. Miki écrit : « De peur qu'il n'y ait le moindre doute à ce sujet, ils ajoutent qu'il s'agit d'une affirmation biologique et non philosophique. En cela, les humains ont évolué séparément des chimpanzés, formant une lignée différente malgré notre proximité génétique, nous avons conservé la nature aimante de la relation mère-enfant jusqu'à l'âge adulte, une période de la vie au cours de laquelle, pour les autres mammifères, l'humeur dominante est celle des relations de domination-soumission. »
Plus intéressant encore, Miki dissocie le phénomène du patriarcat d’un lien direct d’avec les hommes. Elle souligne que dans une société patriarcale, les hommes et les femmes sont tous deux patriarcaux. Ils sont à la fois affectés et façonnés par le patriarcat de différentes manières. Bien sûr les hommes occupent la position dominante, mais tout le monde est à la merci du fonctionnement patriarcal. D'autre part, elle soutient qu'une société dont la clé de voute est la satisfaction des besoins de tous, est organisée autour d’institutions très particulières et que la socialisation mènent les hommes et les femmes à être orientés vers le soin, la sollicitude, l’attention; même si cela prend des formes particulières selon les genres.
Elle écrit:
« Le patriarcat n'est pas la même chose que le sexisme ; le patriarcat est au sexisme ce que le racisme structurel est au racisme interpersonnel : c'est un système qui fonctionne indépendamment des attitudes ou des comportements d'une personne. Si mon analyse est correcte, le patriarcat est une séparation originelle, qui a restructuré à la fois les institutions et la pensée. Fondamentalement, c'est une séparation de la vie, de soi, des autres et de la nature. Le capitalisme, le racisme et toutes les autres formes d'exploitation et d'oppression, la guerre, et maintenant la dégradation de l'environnement, n'ont pu voir le jour que parce que le patriarcat nous a déjà préparés pour eux. »
Bien sûr, l'humilité est clé dans ce débat. Personne ne sait comment nous aurions évolué en tant qu'espèce si le patriarcat n'avait pas fait son apparition. Il est peu probable que nous ne sachions jamais les conditions exactes de son émergence. Que le patriarcat soit ou non le paradigme dominant qui génère toutes les formes d'oppression possibles, sera débattu sans fin. Et il en sera de même de savoir si nous sommes nés avec ses germes en nous ou non. Peu importe où nous en sommes dans ce débat, il est essentiel que nous trouvions des moyens pour en parler. Pour citer à nouveau V. (anciennement Eve Ensler) : « nous devons nous concentrer sur le patriarcat comme une chose réelle, comme un système, et nous devons le démanteler ».
Les implications de tout cela sont révélatrices. Ils suggèrent que la violence en réalité ne fait pas partie de notre nature humaine : dans de bonnes conditions, les humains savent et peuvent à la fois vivre ensemble en paix, en se respectant les uns les autres et en prenant soin de la terre qui sous-entend leur existence, et cela pendant des centaines voire des milliers d'années. Cela dit, il y a une fragilité en nous qui nous conduit à construire des sociétés entièrement fondées sur la force, le contrôle et les différences de pouvoir. Nous sommes évidemment loin d'être à l'abri de la violence, mais cela ne veut pas forcément dire qu'elle est gravée dans nos gènes. On pourrait peut-être l’associer à un phénomène épigénétique, où l’expression de certains composants de nos gènes ne se fait que sous certaines conditions et n’est en tout cas pas déterminée. Il va sans dire que la plupart des gens ont du mal à se reconnaître dans cette version de l’humain.
Dans mon rôle de “bâtisseur de ponts”, trouver un langage qui relie et approfondit les conversations sur le terrain n'est pas une mince affaire. Nommer le mot “patriarcat” suscite beaucoup de réactions (surtout chez les hommes, mais aussi chez certaines femmes). Il a une charge extraordinaire. Les termes « commandement et contrôle » sont un peu plus entendables. Je joue maintenant avec d’autres expressions telles que « socialisation toxique » ou “culture de la violence”. L’expression « paradigme de la domination » n’y parvient pas - car trop abstrait, trop académique. « Sociétés ou cultures de domination » passent mieux. « Hégémonie » peut également être utilisé dans certains contextes.
Pour conclure ce chapitre, j'espère avoir pu clarifier, à travers ces deux articles, comment mon cheminement de libération m'a amené à creuser les racines de la violence et à essayer de trouver des moyens d'en parler. Je vois cette quête comme une pratique presque spirituelle. L'appauvrissement, la détresse émotionnelle, les maladies physiques et psychiques, les conflits prolongés, la richesse obscène d’une minorité et le changement climatique dévastateur, nous appellent à penser plus profondément et à faire preuve de plus de courage pour nous dépêtrer des chaines du patriarcat.
Aussi contradictoire que cela puisse paraître, le fait de toucher du doigt ce à quoi nous avons vraiment à faire me donne de l'espoir pour l'humanité. Je reconnais la présence puissante et énergique de ce système empoisonné ; Je peux en quelque sorte dialoguer avec lui. Ses codes, son language et ses autres caractéristiques sont repérables partout. Une fois qu’on le reconnaît et qu’on le nomme, on peut se mettre à la tâche de le transformer. J’ai l’immense chance de faire partie d'un groupe qui se consacre entièrement à trouver des moyens pratiques et radicaux pour nous sortir de son emprise. C’est une entreprise très riche. J’en suis reconnaissante.
Crédits photos :
Louie media podcasts - Injustices
Manifestation scolaire - Callum Shaw - Flickr
Complexe du musée national ASTRA, Sibiu, Roumanie - Adrian Dascal - Unsplash
Roots - Tim Green - Unsplash