La souffrance est-elle évitable?
21 décembre 2021
Il n'y a pas si longtemps, j'ai été invité à être panéliste pour un webinaire du «Pub Scientifique» sur le thème de la « souffrance liée à la douleur ». Le conférencier principal, le Dr Peter Stiwell, a expliqué pourquoi il est important pour les cliniciens de comprendre la souffrance et la formulation d’une définition claire. Cela m’a fasciné d'entendre que très peu de recherches ont été menées dans ce domaine, ce qui, d'après mon expérience, conduit les personnes douloureuses (au niveau physique ou émotionnel) à éprouver beaucoup de peine si leur entourage et les professionnels de la santé en particulier ne savent pas écouter ce qu'elles vivent.
J'avais beaucoup de choses à partager ce soir là étant ancrée dans ma propre expérience de la souffrance liée à la douleur, ainsi que ce qui m'a aidé à vivre avec. Présentement, je veux réfléchir sur les raisons pour lesquelles vivre la souffrance d'une manière qui nous donne plus de pouvoir de choix que de désespoir, est si intrinsèquement lié à la libération personnelle et collective.
J'ai trouvé une définition ce soir-là. Celle-ci semblera familière à ceux d'entre vous qui connaissent la Communication Nonviolente. La souffrance, pour moi, est le résultat d’émotions dites « désagréables » (anxiété, frustration, ressentiment, etc.) associées à des pensées incessantes et très anxiogènes. Sous-jacent à ça, de nombreux et réels besoins sont chroniquement insatisfaits : la liberté, le jeu, la contribution, la relaxation, la tranquillité d'esprit, la capacité de planifier, l'engagement social et beaucoup d’autres.
Se pose alors une question très intéressante - évoquée lors du webinaire - de savoir si la douleur est finalement inévitable et la souffrance peut-être facultative. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que la douleur fait partie intégrante de notre être en tant que créature incarnée et dotée d'un système nerveux. Elle est incontournable. On dit même qu’elle est un atout essentiel à la vie. Sous la forme d’une rétroaction, la douleur nous alerte d’un danger et mobilise toute notre attention.
Et la souffrance dans tout ça? N’est-ce pas la partie qui nous intéresse le plus?
J'en suis venue à croire qu’elle aussi est inévitable, du moins à ce stade de notre évolution: non pas parce qu’elle est inhérente à notre physiologie mais parce que nous vivons dans une société qui nous rend très peu résilients.
Nous ne savons pas si des enfants qui grandiraient dans la « biologie de l'amour » (voir mon blog précédent) deviendraient des adultes résilients. Nous n'avons aucun moyen de savoir comment nos ancêtres très éloignés - c'est-à-dire avant le début du patriarcat - réagissaient à l'expérience de la douleur. Ce que je sais pour ma part, c'est qu’il m’a fallu des années pour développer une certaine résilience et que cela n’aurait pas été possible si je n’avais pas été dotée d’une bonne dose de persévérance et de force intérieure et si je n’avais pas eu le privilège de pouvoir considérablement ralentir mes activités professionnelles et de faire appel à l’aide d’un grand nombre de personnes.
Qu’essayai-je de dire ici ?
Si nous étions encouragés dès le plus jeune âge à reconnaître et à accueillir nos émotions, à les articuler, à les lier aux besoins - satisfaits ou non satisfaits - et à enseigner des pratiques pour développer la résilience, nous ne souffririons pas autant. Lorsque nous sommes confrontés à l’adversité, nous pourrions être mieux équipés pour faire face aux émotions intenses qui surgissent, et à la douleur sans rapidement céder à la panique tout en restant confiants car nous pouvons nous ancrés dans une force intérieure. Il est même possible que nous pourrions nous trouver à grandir en humanité de ces situations difficiles.
Au lieu de cela, ce qui arrive le plus souvent, c'est que nous tombons rapidement dans la souffrance, qui se manifeste le plus vivement par des pensées anxieuses en boucles et un sentiment de désespoir. Ce qui cause ce phénomène, à la base, c'est que nous ne grandissons pas en capacité à ressentir. Nous ne savons pas comment accueillir nos sentiments quelle que soit leur degré d'intensité. Plus important encore, lorsque nous souffrons, la grande majorité d'entre nous - y compris dans de nombreuses cultures non occidentales - nous sentons très seuls avec notre souffrance. Très souvent, l’expression de nos sentiments est reçue avec inconfort, jugement, au mieux avec de la sympathie, mais très rarement une véritable empathie. Le résultat final, au niveau individuel, est que la plupart d'entre nous fait tout son possible pour éviter de ressentir la douleur. En conséquence, nous nous engageons dans diverses formes de stratégies d'évasion et d'engourdissement et nous souffrons. Au niveau collectif, cette évasion ou inertie se traduit par des systèmes de gouvernance qui conduisent à des souffrances humaines indicibles et à la destruction de la planète.
Alors, pourquoi est-ce que je prétends que grandir en résilience est un élément essentiel de la libération ? A ,e lire jusqu’ici c’est peut-être évident, mais permettez-moi de développer un peu.
L'une des caractéristiques fondamentales du patriarcat (ou du paradigme du contrôle et du commandement) est qu'il nous sépare de notre expérience la plus profonde et la plus intime; à savoir nos sensations physiques, nos sentiments et nos besoins émotionnels, et la capacité à créer du sens. La plupart d'entre nous sont socialisés pour atténuer ou éviter de faire face à nos sentiments - comme mentionné ci-dessus -, et nous n'apprenons jamais que lorsque nous aspirons à la liberté, au confort, à la présence d’autrui, à l'intimité ou à la possibilité de contribuer, nous exprimons un élan de vie. C'est ce que signifie d'être humain et doué de conscience. Ce qui se passe en réalité, et à notre insu, c'est que nos actions sont motivées par des forces et croyances externes. La paralysie, le désespoir, le traumatisme, l'impuissance et le mal que nous causons, le plus souvent associés à la réalité inévitable de la douleur, sont le résultat direct de notre incapacité à ressentir et exprimer nos sentiments. La guerre et ses cruautés sont directement liées à notre incapacité à ressentir la douleur; tant celle de celui et celle à qui l’on cause du mal et la notre de causer autant de mal.
Du fait de mon expérience, j’aime suggérer à ceux et celles qui sont confrontés à une douleur ou à une maladie chronique, que dans la mesure où ils peuvent accéder à certaines ressources (intérieures et extérieures) et s’ils sont prêts à s’ouvrir à leur propre humanité, il leur est possible de développer petit à petit une certaine capacité à moins souffrir, à ne plus se laisser piéger par des récits narratifs et des comportements nocifs et à se libérer d’habitudes qui perpétuent leur sentiment d’impuissance. Lorsque nous apprenons à vivre avec la douleur avec une certaine grâce, d'autres défis de la vie commencent à avoir beaucoup moins d'emprise sur nous. Imaginez ce qui se passerait si au lieu d'être une espèce à très faible résilience (comme le suggère mon amie Miki), la grande majorité d'entre nous avait cette force d'esprit. Imaginez ce que nous pourrions faire ensemble si nous savions quoi faire de notre souffrance. C'est pourquoi je crois que ce cheminement, pour ceux qui veulent le faire, peut conduire à une vraie libération personnelle et collective.
J’ai eu la chance d’avoir accès à un ensemble de pratiques et de structures de soutien ces dernières années. Elles m’ont énormément nourri (voir un blog précédent ici). En particulier certains enseignements des traditions de sagesse ont été très puissantes pour apprendre à prendre du recul par rapport à ma souffrance. Je veux citer une de ces ressources, car elle a été particulièrement apaisante et transformatrice : les enseignements du maître spirituel juif et hindou Ram Dass et en particulier le livre qu'il a co-écrit avec son amie Mirabai Bush : « Walking Each Other Home : Conversations on Loving and Dying » « S’accompagner mutuellement : Conversations sur l'amour et la mort (non traduit) ». Je vous laisse avec une citation :
« La mort est un moment, et la façon dont vous passez votre vie à chaque instant est la répétition de ce moment. Cela s'appelle être ici maintenant. Ce sont vos pensées, juste en ce moment… ce moment… ce moment. Vous plongez dans ce moment. C'est tout ce qu'il y a. Lorsque vous vivez dans la distraction et que vous laissez votre esprit parcourir sans cesse le passé et le futur, ce ne sont que des pensées. Mais nous pouvons faire le choix d’être ici, à chaque moment. Et la mort sera aussi un moment ».