Transcender mon penchant à rester isolée dans les moments de fragilité - Partie 2
Partie 2 : Créer des systèmes de soutien
Comme indiqué en partie 1, mon penchant pour la séparation a commencé bien avant que la douleur ne devienne le centre de mon attention.
En y repensant, je suis à la fois embarrassée par cette situation - causée par une habitude bien ancrée culturellement, et émerveillée par le fait que j’ai réussi sans peine à transcender ma difficulté à demander de l’aide. Il a fallu beaucoup de temps pour transformer mon état d’isolement et maintenant me sentir bien soutenue par un réseau solide d’amis et de professionels de santé. C’est un peu triste mais aussi une célébration.
Il est indéniable que les circonstances de ma vie (voir partie 1) expliquent pourquoi ce fut un chemin difficile à parcourir. Alors que j’étudiais ce qui avait façonné notre penchant collectif à l’individualisme et comment il s’était forgé au cours de l’histoire de l’humanité, j'ai réalisé que mon expérience n'était en aucun cas unique. L’évolution millénaire vers un déracinement de la terre et de communautés humaines proches les uns des autres et l'individualisme généré par le modèle économique capitaliste ont créé une séparation grandissante avec nous-mêmes, les autres et bien sûr le reste du monde vivant. Nous vivons dans notre société fracturée et structurellement conçue pour que la plupart d'entre nous vivent beaucoup l’expérience de la solitude, surtout lorsque la vie est dure
Comment ai-je répondu à mon désir de lien ?
Pendant des années, j'ai fait l’effort de mettre en place autour de moi ou à rejoindre ce qu'on pourrait appeler des « communautés de pratique ». Celles qui m'ont attiré comprenaient : la CNV (Communication Nonviolente), les « Circles of Trust » (Cercles de confiance) de Parker Palmer, le yoga, la danse, la méditation et d’autres pratiques encore. Dans de tels groupes, je partageais un objectif clair avec les autres et tirais beaucoup de plaisir de ce que nous faisions ensemble. Mon développement personnel s'est épanoui et je me suis fait des ami(e)s. Cependant, je suspecte que nous avions tous un peu le sentiment d'être des « consommateurs » d’une pratique particulière, plutôt que participants actifs et acteurs d’une expérience portée par un groupe. Je questionne si faire partie d’un tel groupe est une vraie réponse à la problématique que j’explore ici. A mes yeux, il faudrait qu’ils soient ancrés dans un projet plus large - une association, un éco-village, un groupe militant et autre - où on s'attelle ensemble à des tâches exigeantes et ancrées dans une vision du monde qui va au-delà de notre sphère d’action locale.
Cela résonne avec un autre fil conducteur de ma recherche. Au cours des deux dernières décennies, j'ai moi-même été impliquée dans divers projets, travaillant aux côtés de gens actifs au niveau local, de militants et de personnes vivant en marge de la société. Il y a de nombreuses années, Alastair McIntosh, mon mari, et moi, avons fait le choix de vivre à Govan, un quartier pauvre de Glasgow, avec l'intention de soutenir le travail de l’association appelée « Galgael », dont la devise est de « trouver des façons de vivre avec plus d'humanité. ». Nous nous sommes impliqués dans d'autres projets à Glasgow et bien au-delà. Dans ces contextes, malgré les échanges avec des personnes qui comprennent et vivent la solidarité beaucoup plus que moi, et alors même que j'essayais de les rejoindre dans diverses « tâches communes exigeantes », j'ai toujours eu du mal à m'y impliquer de tout mon coeur et y retrouver un sentiment d'appartenance.
Il y a probablement des raisons à cela (y compris ma singularité culturelle) mais il convient de noter qu'être solidaire des personnes qui vivent en marge et/ou qui subissent diverses formes d'oppression comporte certains pièges et est une aventure en soi. Ce n’a pas été pour moi en tout cas une réponse à mon désir d’appartenance car j’avais d’abord à m’alléger quelque peu de certains bagages du fait de la classe privilégiée à laquelle je fais partie. J'espère explorer ça dans un autre blog plus tard.
Le virage : se mobiliser face à la vulnérabilité
Ma façon d’être et mon expérience de l’isolement, ainsi que la nature de mon expérience en groupe, ont commencé à changer il y a quelques années. Lorsque la vie m'a confronté à des situations de vulnérabilité liées à mes amis et à ma propre vie. Les portes de l'expérience d’un sentiment d'appartenance s'ouvrirent alors.
Beaucoup d'entre nous en ont été témoins de manière frappante pendant cette pandémie de Covid. Lorsque d'innombrables groupes et associations se sont mobilisées pour soutenir les personnes les plus vulnérables de la société, et que ceux qui se sont impliqués ont soudainement réalisé ce que c'était que de développer des amitiés profondément enracinées dans la solidarité.
Pour moi, la prise de conscience s'est produite il y a près de 4 ans (ndt : cet écrit date de 2019) lorsque mon amie Amreeta a donné naissance à sa petite fille et a été confrontée à de grandes difficultés avec l'allaitement. Elle faisait partie du groupe « Biodanza » avec lequel je dansais chaque semaine. Réalisant que, pour diverses raisons, elle et son mari avaient besoin de soutien, j'ai mobilisé et coordonné un cercle de bénévoles issus de notre groupe. Pendant des semaines, nous nous sommes relayés pour cuisiner et livrer des repas, lui rendre visite lorsque son mari devait s’absenter et lui apporter une présence amicale, faire quelques tâches ménagères et tenir le bébé pour qu’elle puisse tirer son lait sans stress.
Mon rôle en tant que coordinatrice était de clarifier et de communiquer les besoins d'Amreeta afin que nous puissions répondre efficacement aux changements de circonstances et aussi la libérer d'avoir à expliquer à chaque visiteur ce dont elle avait besoin. J'ai également communiqué avec les membres du groupe pour organiser discrètement un planning de « qui faisait quoi et quand ». Mon intention était de créer les conditions d’une fluidité maximale pour que personne ne dépasse ses propres capacités d’engagement et que tout le monde sache quel soutien apporter.
Sans surprise, les liens au sein de notre groupe « Biodanza » se sont renforcés. Nous n'étions pas seulement là pour danser et nous amuser un soir par semaine. À partir de là, nous savions que nous faisions également partie d'un groupe qui pouvait devenir une communauté de soutien pour les uns et les autres. C'était un sentiment puissant parce que, en tout cas pour moi, cela signifiait que je pouvais me détendre et me sentir plus à l'aise dans le groupe.
En fait, quelques mois après avoir soutenu Amreeta, un autre membre a traversé une forte période de stress dans sa vie. Une fois encore, une rotation de bénévoles s'est mise en place pour cuisiner et livrer des repas à sa porte. Quelqu'un d'autre a assumé le rôle de coordinateur. Quelques semaines plus tard, la facilitatrice du groupe a aussi eu un coup dur et une fois de plus, nous nous sommes mobilisés pour la soutenir.
Pour moi, cela m’a apporté beaucoup de joie et de sens, d’être amenée ainsi à contribuer à la vie des gens. Cela s'est mis en place dans une organisation simple (telles que trouver un coordinateur, créer un document Google pour gérer le projet et autres choses pratiques). Un des résultats directs est que nous avons développé une culture de solidarité au sein de notre groupe. En retour, notre sens d’appartenance au groupe s'est approfondi, il y avait plus d’intimité et de joie à se retrouver chaque semaine. Cela a même renforcé notre engagement envers la raison principale pour laquelle nous étions là, c'est-à-dire de pratiquer la Biodanza!. Nous sommes aussi devenus un groupe plus accueillant pour les nouveaux venus.
Le prochain "dans le besoin" s'est avéré être moi...
Même si elle est plus longue que je ne le voudrais, j’espère que cette partie peut servir de guide « comment et quoi faire » pour mettre en place des systèmes de soutien. Les détails sont importants. Je voudrais également honorer et célébrer la créativité, la persévérance et l'ouverture qui ont présidé aux diverses « expériences » que vous êtes sur le point de lire, sans minimiser la quantité de travail qu'il a fallu pour les mettre en place et les soutenir (d'autant plus que mon état de fragilité s'étend sur plusieurs années).
Vers septembre 2018, la douleur persistante que j'avais ressentie pendant des années dans mes pieds et mon bassin pelvien s'est progressivement intensifiée et a commencé à affecter gravement mes capacités physiques et émotionnelles. Je suis devenue de plus en plus anxieuse et préoccupée par mon état, d'autant plus que le monde médical n’arrivait pas à poser un diagnostic. Vers Noël cette année-là, une de mes amies est tombé très malade. Elle a mis en place un système consistant à parler à quelqu'un au moins une fois par jour pendant toute la durée de sa maladie. J'étais membre de son cercle et cela m'a donné un modèle pour ce que j'ai mis en place 2-3 mois plus tard,
lorsque mon état de santé s’est lui même aggravé. Obtenir de l'aide était essentiel.
Ce fut un challenge pour moi de me présenter avec un tel sentiment de vulnérabilité. Ma première "expérience de recherche de soutien en groupe" (comme je l'appelais) consistait à écrire à un assez large groupe d'amies et à leur demander si elles étaient prêtes à passer un peu de temps au téléphone avec moi chaque jour et à tour de rôle pendant 7 semaines. Un agenda a été créée pour permettre l'inscription de celles qui ont répondu oui à l’appel. J'ai envoyé des mises à jour régulières, qui décrivaient comment j'allais et ce que comment ces discussions me soutenaient. L'e-mail initial et les mises à jour sont ici en anglais et en français.
Je suis consciente que tout le monde n'a pas un grand groupe d'ami(e)s sur lesquel(e)s compter dans des circonstances similaires. C’est là où mes efforts antérieurs ont portés tous ces fruits. Cependant, je crois que quelque chose comme cela peut tout aussi bien être initiée avec un petit nombre de personnes. De plus, c’est mon sentiment que nous sous-estimons souvent le désir qu’on les gens de se mettre au service d’autrui quand on leur demande. Toutes les personnes sur ma liste n'étaient pas des amis proches, du moins au début. La magie de ce qui s'est passé est que des amitiés se sont développées du fait de ma situation.
Revenons à l'expérience : j’étais persuadée qu'il serait difficile de mobiliser des bénévoles pour avoir un peu de soutien chaque jour. Cependant, l’agenda a été rempli pendant presque toute la durée des 7 semaines. J'ai trouvé cela étonnant et profondément positif. Certaines personnes se sont engagées dans un créneau hebdomadaire. D'autres n'étaient disponibles pour qu’un ou deux coups de fil. Plusieurs personnes qui ont reçu l'e-mail d'origine ont communiqué qu'elles n'étaient pas en mesure de m’aider. C'était si bon que ma sollicitation ait été entendue comme une invitation, pas comme une exigence. Les retours que j'ai recueillis à la fin, témoignent que ce fut une expérience très riche pour beaucoup d’entre elles.
Plus tard et alors que la douleur continuait à augmenter et que je me retrouvais dans un stress accru, un couple d'amis de la Biodanza a organisé une rotation de visites au cours de l'été afin que je ne sois pas seule, surtout quand Alastair était absent. Je repense avec un pincement au cœur à cette période où je me sentais tellement impuissante face à la douleur et très angoissée. Je n'avais jamais souffert ainsi de ma vie et j’ai découvert en chemin qu’il m’a fallu développer de nouvelles ressources intérieures pour faire face à une telle situation : rien ni personne ne pouvait m'empêcher de me laisser aller à des pensées très sombres et à la panique. Ces semaines et ces mois ont été extrêmement pénibles.
À peu près au même moment, cet été-là, j'ai commencé à écrire des lettres de « mise à jour » pour permettre à un large éventail de personnes (amis, famille et collègues) d’être informées de ce que je vivais. Cela s'est étalé sur une période d'un an (tous enregistrés ici).
En y réfléchissant, cela semble être une réaction un peu extrême et même maintenant, je ne vois pas clairement ce qui a motivé mon intention derrière ces écrits. En tout cas, je peux facilement ressentir de l’embarras à l’idée d’avoir “étalé ma souffrance” comme ça. Cependant, tout ce que je voulais était d’écrire ce que je vivais et ne pas être seule. Il semble important de dire, et ce n'est peut-être pas surprenant, que les commentaires que j'ai reçus m’ont fait comprendre que certaines personnes trouvaient ma démarche un peu incongru et ne sentaient pas à l’aise.
Beaucoup d’autres, cependant, ont été très émues par la façon dont je parlais de mon cheminement et m’ont finalement encouragé à continuer (voir la lettre d'un ami ici).
J’imagine que mes lettres activaient de l’inquiétude chez certaines personnes et un fort sentiment d’impuissance. Quelqu'un m’a dit par example que se concentrer sur la douleur n'était pas sain et pouvait aggraver la situation. Dans ma famille, j’ai entendu dire que « ce n'était pas dans notre culture de parler aussi ouvertement de sa douleur ». Beaucoup n'ont pas répondu. Depuis, j'ai appris qu'il faut éviter de discuter de sa douleur avec ses proches. Beaucoup le ressentent comme une conversation difficile, ce qui est normal, et peuvent prendre de la distance - de façon inconsciente - pour se protéger de ce que ça fait remonter en eux.
Dans l'ensemble, et malgré ces réactions, écrire et envoyer ces messages, m’a beaucoup soutenu. Dans mon corps, J'étais bien sûr seule à ce que je vivais dans mon corps, et bien souvent aussi dans ma tête, mais de plein d’autres manières, je ne l'étais pas. Même les réactions un peu blessantes ont amené de l’eau à mon moulin, parce que bien sûr je réfléchissais beaucoup à ce que je faisais. Je vivais quelque chose de très dure mais je n’étais pas seule. A n’importe quel moment, je pouvais me tourner vers quelqu’un et je sais qu’il ou elle m’écouterait. En permettant à ma fragilité d'être vue par d'autres, je crois que cela m’a donné des forces pour creuser plus profondément dans mes ressources intérieures, et petit à petit de transformer l’anxiété en plus d'acceptation, un peu plus de détente, et moins de pensées obsessionnelles. J'ai aussi approfondit ma spiritualité, à travers la méditation, la lecture et des pratiques corporelles tels que le yoga et le feldenkrais. Cela a conduit à ce que j'appellerais une expansion de l'Être ; depuis des années j’aspirais à être plus calme, plus mature, moins névrosée en somme. J’en avais le désir mais la transformation s’opérait à vitesse d’escargot. La souffrance a accéléré le mouvement car elle m’a forcé à m’arrêter, à apprendre le lâcher prise, à me tourner vers les autres et à être vulnérable sans honte. Elle a vraiment agit comme une libération.
Deux autres expériences pour conclure
Quand Alastair et moi sommes revenus de France après une visite à ma famille en septembre dernier (2020), nous avons dû nous isoler pendant deux semaines en raison des restrictions Covid en cours. J'avais peur de la solitude que je m’imaginais avoir à vivre. Encore une fois, j'ai fait appel à un certain nombre d'ami(e)s pour pouvoir parler avec quelqu'un au moins une fois par jour. Finalement, j'ai fini par me connecter avec 2 à 3 personnes par jour. C’était fantastique. Je me rends bien compte que pour certaines personnes, c’est super simple de prendre son téléphone et d’appeler les unes et les autres. Pour moi, ça ne l’a jamais été et c’est pour ça que j’ai dû structurer les choses.
La douleur ne s'est pas arrêtée avec la fin de la quarantaine - ou de la crise du Covid - ni mon besoin de soutien. Les interactions sociales continuent d’être assez réduites, et aussi longtemps que je suis en vie, je veux pouvoir me reposer entre les mains et le cœur d'un groupe d'ami(e)s attentionné(e)s.
Le groupe de soutien que j'ai actuellement (connecté via WhatsApp) est composé d'une dizaine de personnes, et s'inspire du paragraphe d'un article écrit par mon ami et mentor Miki Kashtan intitulé "Créer des îlots d'amour". Elle écrit : « ... Je n’imagine pas qu’un nombre suffisant d'entre nous pourraient transformer les racines de la violence que nous portons tous en nous pour pourvoir influencer la marche actuelle du monde. Je vois une voie différente qui, si elle est suffisamment suivie, pourrait faire la différence. Ce chemin consiste à créer des communautés de pratique, d'engagement et de soutien qui prennent en main le travail de libération et de restauration des capacités dans tous les domaines ; et portent la vision d'un monde basé sur le flux, la convivialité et le choix comme cadre de valeurs ».
Miki Kashtan, “THe Power of Soft Qualities to Transform Patriarchy” in Self and Society Journal, Vol. 48, Autumn 2020, https://ahpb.org/index.php/miki-kashtan-the-power-of-the-soft-qualities-to-transform-patriarchy/